Page 250 - L’AÉROPOSTALE D’AMÉRIQUE DU SUD
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                         Traverser l’Atlantique en quatre-vingt-seize heures sur un bateau si léger est
                  un tour de force ; et, pourtant le port est désert : les héros de ces raids n’ont point
                  d’admirateurs. La sirène mugit : dernier adieu à la terre. Je n’ai qu’un désir :
                  absorber  quelque  chose.  Et  puis  m’étendre  enfin...  Mais,  hélas  !  L’aviso  est
                  tellement  sensible  au  roulis  qu’il  est  impossible  de  rien  ne  manger  ni  de  se
                  maintenir sur une couchette ; d’ailleurs, il n’eut point fallu chercher à dormir tant
                  la tête est martelée par le bruit que font les paquets de mer contre les hublots.


























                              Au carré des officiers : le tri du courrier par Baptistini.

                     Cette rude existence de l’équipage fut déjà décrite dans L’illustration ; mais on
                  ne dira jamais trop la force de volonté de ceux qui, fiers de former un maillon de
                  la grande chaîne Paris -Santiago, oublient leurs fatigues pour le seul espoir de
                  gagner quelques minutes sur l'horaire, car toute leur vie gravite autour des sacs
                  postaux  qui  encombrent  le  carré  des  officiers.  C’est  à  un  lieutenant  du  bord
                  qu’incombe la charge de trier ce monceau de lettres et de Paquets drainés dans
                  le monde entier par les avions et la poste ; est-il besoin de dire que, malgré la
                  chambre  qui  oscille,  il  s’en  acquitte  religieusement  avec  l’aide  de  quelques
                  nègres ? Pendant quatre heures, il couvre d’une écriture régulière les pages du
                  registre de contrôle.

                   Au  soir  du  deuxième  jour,  la  houle  tombe :  nous  approchons  de  l’équateur ;
                  accablé par la chaleur, je contemple avec un spleen infini le ciel d’encre et la mer
                  de plomb.

                   Comme aucun navire n’emprunte jamais cette route, c’est la solitude complète
                  seule  de  sinistres  oiseaux  noirs,  les  « veuves »  strient  l’océan  de  leur  voie
                  étrange : on les dit habités par les âmes des trépassés à la recherche de leurs
                  restes humains. Bientôt, heureusement, le soleil réapparaîtra, les hommes de
                  quart quitteront leurs suroîts ruisselants et leurs bottes de caoutchouc pour la
                  tenue blanche ou le pyjama ; la gaieté reviendra et nous passerons joyeusement
                  la Ligne.
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